Guingot, des réserves au mur: Le long périple d’un tableau géant!

par Susana Gállego Cuesta, Directrice du musée des Beaux-Arts de Nancy

 

Au printemps 2023, sans crier gare, un gigantesque tableau est apparu sur les murs du musée des Beaux-arts, à l’aplomb du grand escalier Beaudouin. L’Ascension en ballon, placée en hauteur, aurait presque l’air petite ! L’œuvre opère sa séduction pour qui sait la trouver – parce que, malgré sa monumentalité, elle peut passer inaperçue... Il faut lever les yeux, pencher la tête, et laisser le regard voler haut. Le cou tordu, on peut alors suivre le décollage d’une montgolfière et admirer les mines réjouies de messieurs ravis de leur exploit. Des femmes et une petite fille qui se tiennent sur un balcon, en hauteur, les saluent et les prennent en photo ; nous, public, ne pouvons qu’admirer, depuis le bas, ce bel équipage endimanché, qui agite mouchoirs et chapeaux et qui fait peur aux pigeons qui s’enfuient à tire d’aile.

On met un petit moment à comprendre où se passe la scène. Mais lorsqu’on réalise qu’il s’agit de la place Stanislas, que le point de vue est celui de l’un des bas-côtés, précisément à l’angle du musée, à quelques encablures à peine du spectateur et de la spectatrice contemporains, la surprise est au rendez-vous. Comment ! C’est juste là, devant ? Mais qui est-ce ? Pourquoi ? Quand ?

D'audacieux aérostiers

Eugène Corbin, entrepreneur, homme d’affaires et mécène fidèle de l’École de Nancy, commande ce grand tableau à Louis Guingot pour commémorer un vol en montgolfière qu’il fit en 1898. Directeur des Magasins Réunis, il était dans son temps libre non seulement un grand amateur d’art mais aussi un féru d’aérostation, comme son ami le peintre Émile Friant. En juillet 1893, ils fondent tous deux une société aérostatique. L’un de leurs premiers vols a lieu le 14 juillet 1893, mais d’autres suivront. Est-ce que celui que Guingot figure ici a réellement eu lieu, et avec ces participants ? Ou s’agit-il plutôt d’une évocation, et d’un clin d’œil amical, comme le suggère la dédicace à même la toile, « Louis Guingot à Eugène Corbin » ? Émile Friant est aisément reconnaissable, avec son air renfrogné, mais qui sont les trois autres ?

Différentes sources donnent différents noms : pour certains, ce sont Louis Guingot, Émile Friant, Henri Belliéni et le maire de Nancy Hippolyte Maringer qui se tiennent dans la nacelle, de gauche à droite ; pour d’autres, Eugène Corbin est de la partie – mais alors où serait Guingot ? Et si Belliéni n’était pas l’homme qui tient les jumelles qui portent ce nom (Henri Belliéni les a brevetées en 1895, et elles permettent la prise de vues stéréoscopiques), et qu’il s’agissait plutôt d’Eugène Corbin, reconnaissable à sa barbe et ses cheveux roux ? Tenant son chapeau à bout de bras, avec un grand sourire aux lèvres, n’est-ce pas le peintre lui-même qui se met en abyme ? Le jeu des regards croisés, entre la jeune femme qui photographie la scène, l’homme souriant qui pointe ses jumelles vers le public resté à terre, les deux hommes qui saluent l’un les observateurs du tableau (eh oui ! puisqu’il nous regarde), l’autre la foule massée place Stanislas, rend cette œuvre particulièrement vivante et saisissante.

Que faire d'un tel tableau?

C’est pourquoi il semblait impensable de la laisser en réserve, où elle dormait depuis sa dernière présentation dans le péristyle du musée, lors de l’exposition Friant. Mais comment manipuler un tel monstre, de cinq mètres de long et trois mètres de hauteur, et de plusieurs dizaines de kilos de poids ? Et surtout, où le placer ? Les grands murs vides sont rares dans les musées d’art ancien ! Et comment le sortir des réserves ?

Plusieurs années de minutieux rangements, déplacements et reconfigurations des espaces, encombrés progressivement depuis 2017, ont été nécessaires pour permettre à l’œuvre de reprendre le chemin des salles. Quittant sa grille en réserve au sous-sol, elle a enfin pu, en mars 2023, s’acheminer vers la trappe verticale ménagée dans le plafond des salles Daum pour permettre à ce genre de toiles immenses de circuler dans les espaces contraints des collections. Il a fallu tourner en douceur, sangler, soulever dans les airs, tirer, ahaner, suer et prendre patience pour libérer la créature de sa gangue souterraine. Une fois parvenue au rez-de-chaussée, il a été nécessaire de la pencher pour prendre le dernier tournant, et de la lever à l’aide de poulies et de cordes pour l’accrocher aux trois énormes pitons préalablement posés en haut du mur. Pourvu qu’on ne se soit pas trompé dans nos calculs ! Heureusement, l’opération mûrement réfléchie et préparée a été rondement menée. Et nous pouvons aujourd’hui tranquillement nous creuser les méninges pour essayer de savoir qui était là ou pas ce jour de 1898, qui prend quoi en photo et pour quoi faire, et nous imaginer des ballons s’envolant de la place toute proche...  

 

Et si on tentait d'identifier les quatre aérostiers immortalisés par Guingot? Voici une proposition de "reconnaissance faciale" à partir des photos anciennes conservées dans les archives de l'École de Nancy...

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