Anatomie du sourire - Carte blanche à Christian Globensky

 

 

À l’occasion de l’exposition Architectures impossibles présentée au musée des Beaux-Arts de Nancy de novembre 2022 à mars 2023, vous aviez pu découvrir Dédale muséal, une exposition “carte blanche“ de Christian Globensky, composée de huit installations disséminées dans le musée. Trois d’entre elles font maintenant partie des collections permanentes, et l’ensemble fait aujourd’hui l’objet d’un petit livre intitulé Anatomie du sourire, paru ce printemps, préfacé par Susana Gállego Cuesta, directrice du musée, et accompagné d’un texte de l’artiste-auteur. Christian Globensky y livre les coulisses de son projet et nous propose pour Verso, quelques extraits illustrés.

 

Artiste, auteur, pédagogue et co-fondateur de la Keep Talking Agency (KTA), un laboratoire d’art et d’idées, Christian Globensky vit et travaille à Paris. Docteur en Arts et Sciences de l’Art, il a écrit de nombreux articles et ouvrages scientifiques et réalise des livres d’artiste. KTA Studio, son atelier de création, mène une réflexion sur les institutions muséales et culturelles, tant dans leur périphérie, leurs boutiques par exemple, pour lesquels des livres d’artiste et objets sont conçus et distribués, que dans leur centre, avec une série de photographies des salles d’exposition dédiées à la technologie de l’esthétique Il enseigne la pratique et la théorie de l’art contemporain à l’École Supérieure d’Art de Lorraine/Metz.

 

 

« Mon travail photographique consiste à interroger coins et recoins de ces mondes en soi que sont les musées, et qui échappent habituellement au regard, qu’ils soient découverts de manière fortuite ou immédiatement identifié, peu à peu, ou directement. D’une historicité répertoriée on bifurque à une action de considérer l’ensemble dans ses éléments, l’évènement photographique dans la somme de ses particularités. »

 

Anatomie du sourire — Extraits

« Lorsque Pauline Lisowski, critique d’art et commissaire d’exposition, me propose de participer à une conférence au Musée des Beaux-Arts de Nancy, je suis d’abord perplexe. Viviane Zenner, galeriste et commissaire d’exposition, m’avait conseillé quelques semaines plus tôt de rencontrer Pauline, suggérant que nous pourrions travailler ensemble. Voyant une proximité évidente avec mon travail de photographe, Pauline imagine à travers cette rencontre avec l’architecte de la rénovation du Musée des Beaux-Arts de Nancy, Laurent Beaudouin, une confrontation riche de sens. Dissimulant mon hésitation, je lui réponds que cela ne peut fonctionner que si je travaille quelques jours auparavant au musée, en un mot, que j’y mène une micro-résidence [comme j’ai l’habitude de le faire dans ma pratique de photographe]. Elle me met donc en relation avec la directrice du musée, Susana Gállego Cuesta, qui accepte sans hésitation aucune ma requête. Je travaille quelques jours sur place et le soir même de mon arrivée a lieu la conférence [le 22 octobre 2019]. Susana Gállego Cuesta et sa complice, Sophie Laroche, conservatrice au musée, sont présentes dans l’assistance. Mon tour venu, je me lance dans un acte performatif où, branchant mon téléphone portable, je fais apparaître sur l’immense écran de l’amphithéâtre une série de photographies témoins, non retouchées ni retravaillées. Petite sensation dans l’assistance et Laurent Beaudouin, l’architecte, ne cache pas son enthousiasme. Susana aussi.

 

Je la retrouve le lendemain dans son bureau et commence, là, notre dialogue — ininterrompu depuis. Au moment où je lui décris les différentes facettes de mon travail d’artiste, et enfin, la série des “créations dérivées“, avec ma petite gomme Je suis parfaite ; sourire aux lèvres, elle me fait remarquer que la gomme est déjà sur son bureau [ — ainsi que deux de mes livres, Comment j’ai appris à me tenir droit, et Comment on devient Bouddha – selon Nietzsche].Immense gratitude envers Susana Gállego Cuesta qui m’a ouvert les portes de son musée en m’offrant une carte blanche autour de l’exposition Architectures impossibles, réalisée par Sophie Laroche,et avec qui j’ai aussi beaucoup travaillé ».

« [Christian Globensky] est l’individu devant moi qui parle calmement et d’un air de ne pas y toucher de questions épineuses telles que l’image sans qualités, l’interstice ou l’infra-mince. Et il est le même individu, huluberlu devrais-je écrire, qui me provoque sans le savoir depuis plusieurs années. Les images qu’il a réalisées dans le musée me fascinent, parce qu’elles refusent toute spectacularité, et qu’elles sont pourtant auréolées de mystère. Comment une simple embrasure de porte défraîchie peut se parer d’une telle puissance de suggestion ? Et qu’est-ce qui est suggéré ? Je me débats dans l’indécidable, et finis par me laisser porter par l’humour érudit de l’auteur. Je dois dire qu’avant même de l’avoir rencontré, j’avais déjà commencé à l’écouter. (…) Avec le dégel, [le déconfinement,] ou la débâcle, c’est selon, en tout cas avec la réouverture des institutions culturelles, les échéances redeviennent pensables, les équipes se réunissent à nouveau, la vie reprend. Lorsque nous pouvons enfin circuler plus ou moins, je présente Christian Globensky à Sophie Laroche, commissaire de l’exposition Architectures impossibles alors en gestation, et l’Occasion nous refait l’honneur de se présenter. Le travail de Globensky séduit et titille mon adjointe tout autant que moi, elle l’invite donc à concevoir une exposition dans l’exposition. Nous étions parties d’une méditation sur les formes de la pensée, et nous étions désormais en train de rêver à trois : quelles formes spatiales pourrait bien prendre une allégorie mentale ? 

Dédale muséal voit ainsi le jour à l’automne 2022, au cœur d’une conversation où les silences et l’écoute jouent un tout aussi grand rôle que les mots prononcés et les phrases effectivement écrites. L’installation, qui joue magistralement des interstices de la perception, s’insinue et accompagne le public, sans que celui-ci en soit toujours pleinement conscient.

Des œuvres restent, et un livre commence à germer, Anatomie du sourire, qui perpétue en un objet textuel le mouvement de balancier caractéristique du travail conceptuel de Christian Globensky. Quelles coïncidences, quelles manipulations, quelles tensions mènent à l’œuvre ? Le sourire apparaît à l’artiste comme une incarnation possible des forces en présence, et il m’invite à réfléchir avec lui. »

Dans cette maison a été déposé et veillé le corps de CHARLES LE TÉMÉRAIRE, tué à la bataille de Nancy le 5 janvier 1477

« À quelques centaines de mètres du Musée des Beaux-arts de Nancy, sur la Grand-Rue, chemin emprunté pour rejoindre mon hôtel, on peut apercevoir cette plaque commémorative citée en exergue. On doute que cette maison soit authentique et qu’elle n’ait pas fait l’objet de multiples reconstructions, mais pour qui connaît les collections du musée des Beaux-arts, c’est d’abord à Eugène Delacroix que l’on pense, et son immense tableau (2,27 m sur 3,56 m), intitulé La Bataille de Nancy, de 1833. Entourés d’une armée de soldats à pied et de cavaliers disposés en rang se perdant dans le lointain, les deux principaux protagonistes de la scène se dégagent au premier plan. Il s’agit du chevalier de Beauzémont, au centre, paré d’une armure, à cheval, qui s’apprête à porter un coup de lance fatal à Charles le Téméraire situé en bas à gauche du tableau, en mauvaise posture, désarçonné. Il ne survivra pas. Sa dépouille sera portée au centre de Nancy, et veillée.

Arrivé rue de Guise, où est situé mon hôtel, une ambulance et une voiture de police sont stationnées, gyrophares actionnés, transfigurant les immeubles en une scène d’un rouge haletant. Je pense ensuite à Jean Baudrillard, et ses Cool memories, où il décrit cette sensation étrange que l’on ressent au sortir d’un musée italien ou hollandais pour entrer dans une ville qui semble le reflet même de ses peintures, comme si elle en était issue et non l’inverse. Une rêverie s’en suit sur les manières dont nous emplissent nos perceptions. Il me semble tout à coup que la créativité repose sur une sorte d’interaction étrange, un va-et-vient entre des niveaux d’interprétation, étrange parce qu’inattendue, un double point de vue dans un contexte donné, par lequel une proposition pourra se dédoubler dans une lecture à la fois rationnelle et poétique, scientifique et intuitive. Enfin, que l’acte de création naît dès lors qu’il a le pouvoir de se refléter dans ces différents niveaux d’interprétation, que sont l’éthique et l’esthétique. Qu’éternellement, c’est l’esthétique qui justifie l’éthique, la valeur et le sens que l’on donne à notre vie, et non pas l’inverse.

 

Levé tôt, et ayant oublié d’emporter quelque chose dans ma valise, je sors de l’hôtel faire une course en un aller-retour. Reprenant la rue de Guise, c’est un corbillard qui est maintenant stationné. La porte de l’immeuble est ouverte et je vois deux personnes descendre sur une civière un corps enveloppé dans une housse mortuaire. Une personne s’est éteinte dans la nuit et on l’a veillée jusqu’au matin. J’étais tout à coup contemporain de tous les temps, je devenais l’espace d’un instant un camarade du temps (« zeitgenössisch »), où se côtoyaient Charles le Téméraire (1477), Eugène Delacroix (1833), l’inconnu décédé de la rue de Guise (2022). Et la chambre des téléportations se trouvait au musée des Beaux-Arts de Nancy. »

Anatomie du sourire, KTA Éditions, conception graphique KTA Studio, 2024, 112 pages. prix 20€  — disponible à la librairie du musée ! 

 

Légendes des images:

[01] Un ensemble de photographies réalisées durant la micro-résidence de Christian Globensky au Musée des Beaux-Arts de Nancy (octobre 2019).
[02] Je suis parfaite, gommes vertes, marquage. 2000 ex. KTA Studio, 2015.
[03] Comment j’ai appris à me tenir droit, KTA Éditions, Paris, 2014-18.Comment on devient Bouddha – selon Nietzsche, éditions Jannink, Paris, 2017
[04] Carton d’invitation à la Carte blanche de Christian Globensky au Musée des Beaux-Arts de Nancy (novembre  2022).
[05] Carte postale de l’œuvre En attendant Godot, toujours visible au musée.
[06] L’œuvre intitulée Vise versa, installation in situ, photographie adhésive, le soir du vernissage, 19 novembre 2022
[07] Les feux de la rampe et Dernière chance, installations murales, 2022
[08] En attendant Godot, photographie, papier fine art, 310g/m2, 53,3X73,4cm, 2019/2022
[09] Où suis-je ?, installation in situ, lettres adhésives et peinture, Musée des Beaux-Arts de Nancy, 2022.
[10]Eugène Delacroix, La Bataille de Nancy, Musée des Beaux-Arts de Nancy.Photo Hugo Maertens
[11] Premières loges, installation in situ, photographie mico-perforée sur la façade nord du Musée des Beaux-arts de Nancy, 2022.