Des yeux pour voir

12/09/2023

par Susana Gállego Cuesta, Directrice du musée des Beaux-Arts de Nancy

 

«La première étape pour changer notre regard est de prendre conscience que les images qui circulent autour de nous et dans lesquelles nous baignons ne sont pas neutres.»

Iris Brey, Le regard féminin, une révolution à l’écran, 2020

L'objet du regard

Toute création artistique propose une vision du monde ; dans les arts visuels, c’est d’un regard qu’il s’agit. Or il se trouve que ce regard est bien souvent posé sur des femmes par des hommes hétérosexuels. Les théoricien.ne.s et critiques d’art et de cinéma appellent ce phénomène le male gaze, ou regard masculin en français, d’après le concept théorisé par Laura Mulvey dans son essai Plaisir visuel et cinéma narratif, paru en 1975. Quel est le problème, me direz-vous ? Eh bien que cela est loin d’être neutre, ou innocent. Ce regard est partout, tout le temps, véhiculé par les films, les publicités, la littérature, les photographies, les réseaux sociaux, les séries télévisées. On a toutes et tous en tête le langoureux mouvement de caméra qui balaie un personnage féminin des pieds à la tête pour faire admirer la plastique de l’actrice. Ou encore ces scènes de baisers volés où le héros masculin plaque sa comparse féminine au mur pour coller sa bouche contre la sienne, sans attendre son accord. Le monde va ainsi, et cela est bien, nous disent ces œuvres : l’homme regarde, il en a le droit puisqu’il est un sujet agissant, et la femme est regardée, puisque c’est bien là son rôle unique et principal d’objet.  Les analyses féministes de la culture visuelle, notamment occidentale, insistent depuis quelques décennies sur l’omniprésence de ce male gaze, et nous incitent à prendre conscience des représentations qui nous entourent. En décortiquant des productions culturelles fortement genrées et orientées, il s’agit de comprendre le fonctionnement d’un imaginaire qui contribue à justifier insidieusement les violences faites aux femmes et les comportements prédateurs.   

Les combattantes de l'art

L’art ancien peut paraître bien moins dangereux que le cinéma contemporain, ou que la publicité qui envahit nos villes. Et pourtant, c’est avec les peintures et les sculptures du passé que s’est élaborée cette image passive et soumise de la femme, et sur elles que tout un savoir de ce que serait l’éternel féminin s’est construit. N’y aurait-il donc qu’un regard unidirectionnel, minorant et violent vis-à-vis des femmes dans toutes ces œuvres muséales? Les artistes femmes ont proposé, depuis au moins le Moyen Âge, des images où les rôles seraient plus nuancés. A la dichotomie des Vierges folles et des Vierges sages (une femme ne pourrait être que soumise ou damnée), des autrices comme Christine de Pizan ou des peintres comme Artemisia Gentileschi ont pu substituer des figures nombreuses de femmes fortes, nobles – et bien réelles. D’autres artistes, par leurs choix de vie et de carrière, ont même réussi à imposer un regard personnel et original, autant sur le monde que sur les rôles de genre. Marie-Anne Collot portraiturant Etienne-Maurice Falconet s’arroge le droit de mettre en boîte son mentor. L’élève dépasse le maître, et construit sa postérité. Certaines œuvres ont traversé les siècles parce qu’elles continuent d’interpeller celles et ceux qui les regardent, malgré la distance historique et culturelle ; et souvent, ces œuvres sont ambiguës. La Tête de vieille femme de Jacob Jordaens conservée au musée des Beaux-arts de Nancy est-elle porteuse d’un regard objectivant ? Ou exprime-t-elle plutôt le respect et la tendresse qui existent entre le peintre et son modèle ? La touche veloutée et nerveuse ne rend-elle pas cette vieille femme belle et particulièrement vivante ?

L'exception Suzanne Valadon

La conquête d’un female gaze affirmé ne s’est pourtant faite que tardivement, et au prix de longues luttes et renoncements. On trouve encore beaucoup plus de femmes nues dans les musées que de corps masculins offerts au désir ! C’est pourquoi un tableau comme le Lancement du filet reste une exception : ce jeune homme par trois fois représenté nous montre ses fesses galbées et ses muscles puissants de manière directe. S’il est objet de plaisir visuel, il est également le sujet de l’action. Sa nudité est érotique mais aussi héroïque, et la peintre fait de lui un monument. Suzanne Valadon nous donne ainsi un aperçu de ce que pourrait être un gaze débarrassé de la domination patriarcale, un regard où désirer ne voudrait pas dire écraser, et où les corps seraient célébrés dans leur diversité et leur beauté propre.