Collecter le patrimoine de la Libération, ou le récit sensible d’une histoire à taille humaine

par Kenza-Marie Safraoui

 

 

Si la Première Guerre mondiale est bien présente dans les collections du palais de ducs de Lorraine – Musée lorrain, il n’en va pas de même pour le conflit mondial de 1939-1945. Désir d’évacuer ce pesant souvenir, déni d’intérêt ou encore mission réservée aux mémoriaux ? Quelle qu’en soit la raison, le parcours historique du futur musée ne saurait être complet sans une évocation sensible de cette période qui voit la Lorraine à nouveau divisée. Kenza-Marie Safraoui, conservatrice en charge des collections XIXe – XXIe siècle au musée, est à l’initiative avec Damien Nicolodi, assistant de projets, d’une démarche de collecte pour tenter de combler ce manque.

 

 

Machine à écrire "Klein Conti" ayant servi au sein des locaux de la Sicherheitspolizei (Sipo, police de sûreté), à Nancy. Détail du clavier avec les runes SS. ©PDL-ML. T. Clot

À l’occasion des célébrations du 80e anniversaire de la Libération de Nancy, le Musée lorrain s’apprête à lancer, en septembre 2024, un appel régional à collecte d’objets et de témoignages. Mais pourquoi lancer un tel projet ?

Nancy libérée, oui… mais

La campagne de Lorraine, qui s’ouvre aux lendemains de la Libération de Paris à la fin du mois d’août 1944, constitue une phase cruciale de la progressive libération des territoires français sous occupation allemande. Les troupes alliées de la troisième armée américaine, sous le commandement du général George Patton, avancent progressivement vers l’Est, durant l’automne et l’hiver 1944-1945. Une sortie de guerre est alors possible, à l’issue de près de cinq années de conflit qui ont durement éprouvé les populations. Le 15 septembre 1944, Nancy est libérée. Néanmoins, au cours de ces opérations libératrices en Lorraine, les civils ont payé un lourd tribut et l’attendu « retour à la normale » ne fut pas immédiat. La Libération marqua aussi un temps de cohabitation complexe entre civils et militaires. Elle fut le théâtre de destructions, de violences, du maintien d’un rationnement prolongé… En somme, ce fut une période transitoire et préalable à une nécessaire et longue reconstruction de la région.

Pour raconter l’Histoire autrement

Aujourd’hui, quatre-vingts ans plus tard, que nous reste-t-il de la Libération et de cet ensemble d’événements complexes ? Quelle fut l’expérience des civils, mêlée d’espoirs, de déceptions et de résiliences, en cette période trouble ? Comment les mémoires de ces événements, individuelles et collectives, se sont-elles forgées ? À l’heure où les derniers témoins de la période disparaissent, le palais des ducs de Lorraine – Musée lorrain se propose de collecter les récits, histoires, témoignages et objets de la Libération auprès des personnes qui souhaiteraient en faire don. Dans une perspective plus large, ce sont les collections relatives à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en Lorraine qui se verront complétées et renforcées.  Ainsi, nous vivons un moment charnière où les musées d’histoire et de société ont plus que jamais un rôle déterminant à jouer dans la transmission et la conservation de ce patrimoine. Le Musée lorrain est le lieu où les ultimes témoignages de ces personnes, mais aussi ceux de leurs familles et les objets qu’elles possèdent, peuvent être conservés de manière pérenne. Cette patrimonialisation revêt quatre objectifs qui définissent les missions d’un musée : conserver, étudier, valoriser, transmettre. Pour écrire et comprendre notre Histoire autrement ? Sans aucun doute. Cette collecte sera également synonyme d’échange et de partage, autour des derniers témoins et de leurs descendants, que l’équipe du musée aura à cœur de réunir.  

Machine à écrire "Kelin Conti" ayant servi au sein des locaux de la Sicherheitspolizei (Sipo, police de sûreté), à Nancy. L’une de ses touches présente les runes SS. ©PDL-ML. T. Clot

Une histoire de la Lorraine à « taille humaine »

Dans la perspective de sa rénovation et de la refonte complète de son parcours de visite, à l’horizon 2029, il est plus que jamais crucial pour le Musée lorrain d’enrichir ses collections, en actualisant le regard que celles-ci portent sur l’histoire de la Lorraine. Les collections du XXe siècle, en particulier celles relatives à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, nécessitent d’être reconsidérées au sein d’un discours renouvelé, fort des apports de l’historiographie récente. De nouvelles thématiques méritent d’y être abordées, ouvertes à des sujets de société. En effet, aujourd’hui, les collections relatives à la Seconde Guerre mondiale et à la Libération – à Nancy comme en Lorraine – présentent des manques. La vie quotidienne des individus et leur « microhistoire » durant cette période n’y sont pas représentés. L’un des principaux enjeux du Musée lorrain, à ce jour, est celui de rendre visible et de transmettre une histoire contemporaine de la Lorraine à « taille humaine ».

Plusieurs thématiques méritent d’être développées :

  • L’action de la Résistance, à Nancy et en Lorraine ;
  • L’expérience des prisonniers de guerre ;
  • La Libération de Nancy et de la Lorraine en 1944 ;
  • Les combats, les bombardements, les destructions provoquées par la Libération ;
  • La présence des Américains jusqu’en 1945, les relations entre libérateurs et populations libérées ;
  • La fin de l’Occupation allemande, la chute d’une administration collaborationniste, l’administration provisoire ;
  • L’expérience des civils dans la Libération et la Reconstruction ;
  • La vie quotidienne des civils dans l’immédiate période succédant à la Libération ;
  • Les mouvements et retours de certaines catégories de population (déportés, rapatriés, prisonniers de guerre…).

Cette liste n’est pas exhaustive mais tend, au contraire, à témoigner de la volonté du musée d’enrichir les sujets qu’il pourra montrer dans son futur parcours. Outre les deux principaux sujets habituellement abordés dans les musées d’histoire sur cette période, la Résistance et la Déportation, le Musée lorrain souhaite mettre en exergue la vie quotidienne des populations dans ce contexte d’exception. Il s’agit de remettre en lumière une histoire populaire de ces événements, révélant les trajectoires singulières des individus, leurs histoires privées voire intimes. Ainsi, le Musée lorrain se donne la possibilité de transmettre une histoire plus sensible et plus juste, et de rendre compte de l’évolution des mémoires collectives depuis la fin du conflit. Pour rester au plus près des changements de regards portés sur ces événements, la réflexion scientifique et muséographique du musée n’aura de cesse de s’actualiser jusqu’à sa réouverture.

En contribuant à cette collecte, les donateurs pourront aider le Musée lorrain à renouveler son parcours de visite et à y présenter des objets, documents et témoignages inédits… Rendez-vous en septembre prochain.