par Véronique Baudoüin, avec Clara Jouany-Cazin, chargée de la médiation en direction des publics empêchés
01/12/2023
par Véronique Baudoüin, avec Clara Jouany-Cazin, chargée de la médiation en direction des publics empêchés
En juin 2023, Clara Jouany-Cazin, chargée des publics du champ social et du handicap au sein de Nancy-Musées, a coordonné "Plein les papilles", un projet d’intervention auprès des détenus de la Maison d’arrêt de Nancy, dans le cadre de l’appel à projets « Culture-Justice », en lien avec la DRAC Grand Est. Elle nous raconte cette expérience hors normes…
Intervenir en milieu pénitentiaire, c’était inédit pour toi ?
Clara: Non, j’y suis allée à plusieurs reprises, mais c’est la première fois que le projet a cette envergure. D’habitude, je réalise plutôt des interventions ponctuelles, pendant lesquelles, je présente un diaporama avec des vues des salles, certaines œuvres choisies, que je détaille. Cela donne souvent lieu à de belles rencontres, très informelles, pendant lesquelles il y a beaucoup d’échanges.
Mais dans ce cas précis, il s’agissait de travailler avec différents intervenants, moins familiers de l’univers carcéral ?
Clara: Oui, le projet a mobilisé 5 autres intervenants, deux conservateurs, Kenza-Marie Safraoui et Pierre-Hippolyte Pénet, une plasticienne du Musée lorrain, Flora Bignon, un dessinateur de BD, PEB, et enfin, le chef cuisinier du restaurant La Primatiale. Et tous ont adhéré immédiatement à l’initiative.
Raconte-nous alors, en quoi cela a consisté !
Clara: J’ai proposé de construire ce projet autour de la thématique de la nourriture et des arts de la table, parce que ça me semblait une entrée en matière très consensuelle : quels que soient ta culture et ton âge, manger, c’est une préoccupation générale. Bien sûr, on a tous des rapports différents à la nourriture, mais on mange tous ! Et puis, la maison d’arrêt devait accueillir une exposition itinérante prêtée par le Museum national d’Histoire naturelle sur l’alimentation. Il y avait ici une continuité, et pour nous aussi, des collections qui se prêtaient bien à l’exploration de la thématique.
Et ça a attiré beaucoup de participants?
Clara: Une soixantaine de participants, pas toujours les mêmes. C’est plutôt bien, sur environ 700 détenus, sachant que beaucoup travaillent et qu’en période scolaire, une partie des détenus suit des cours. On a travaillé avec le quartier « Respect », où les détenus signent une charte qui leur permet un peu plus de liberté et de meilleures conditions de résidence. Pour beaucoup, nos interventions sont d’abord une respiration dans leur quotidien pour rompre avec l’ennui. On les sent très repliés sur eux-mêmes, ne se mélangeant pas beaucoup les uns aux autres.
Et comment ont-ils réagi par exemple aux conférences des conservateurs?
Clara: Pierre-Hippolyte a parlé du Trésor de Pouilly et Kenza des arts et traditions populaires et de la tradition culinaire juive. Immédiatement, il y a eu beaucoup de questions et d’échanges. Et de plaisir, je crois, à écouter des conservateurs qui ont pris la peine de venir les voir, eux. Les participants ont vraiment été sensibles à la qualité des messages, à l’apport à la fois humain et intellectuel, à la considération dont ils ont fait l’objet.
Et pendant les ateliers?
Clara: ça a très bien fonctionné. Ils se sont pris au jeu, ont commencé à discuter ensemble, à se rapprocher les uns des autres. Quand on a fini le projet, on a bu le verre de l’amitié, et certains détenus ont pris la parole pour témoigner de leur plaisir à participer à la création d’une œuvre commune. On a vu naître des liens, on a vu aussi naître l’envie d’apprendre, et même de venir au musée. Ou au moins la conscience qu’ils pouvaient y venir!
Et sur toi ou les autres intervenants, cette expérience a-t-elle aussi eu des répercutions ?
Clara: Alors, je n’aime pas trop parler de ce que je ressens, mais à chaque rencontre, c’est une confrontation avec une expérience de vie, avec ses accidents, ses traumatismes. Je ne suis pas là pour écouter, pour juger ou pour compatir. Je dois rester impartiale, mais c’est compliqué d’être indifférente. Il se créent des connivences, des choses se passent. C’est à la fois encourageant et inquiétant. Mais ça donne surtout envie de continuer, d’aller de l’avant, parce qu’on a un retour sur investissement immédiat. Et puis, passer les 17 grilles, au bout d’un certain temps, ça devient automatique et ça permet de démythifier un peu l’univers de la vie en prison.
Un petit livret souvenir de restitution du projet, réalisé à partir des productions des participants a été édité. Kenza-Marie Safraoui a écrit un petit texte, dont voici un extrait, qui nous semble décrire avec justesse la réciprocité des échanges.
« Un « besoin de culture », la nécessité de « penser à autre chose » et d’accéder à « un ailleurs », telles sont quelques-unes des expressions, simples, claires et puissantes, que les détenus nous ont adressées, en guise de remerciements, à l’issue de notre intervention. Sans doute le constat était-il évident ; pourtant, il ne perd rien de son acuité pour nous, professionnels des musées, nous laissant encore pensifs. Les détenus de la maison d’arrêt de Nancy-Maxéville ont des relations très limitées avec le monde extérieur : accès restreint et contrôlé aux médias, à Internet, à la télévision, aux livres, aux films, à la musique… Quel univers mental développent-ils alors ? Quelles sont leurs échappatoires imaginaires ?
A contrario, le quotidien d’une conservatrice du patrimoine est sans cesse irrigué de nouveautés, de découvertes, de contacts : avec les œuvres, le public, les artistes, les professionnels de la culture… Il faut agir et travailler avec le réel, comme une seconde peau. Quand tout cela ne relève plus de la systématicité, que nous reste-t-il ? On se pose la question, sans trouver de réponse.
(…)
Ces hommes que nous avons rencontrés, et qui ont accepté notre intervention, ont fait preuve d’une grande générosité. D’une part, en nous faisant entrevoir une autre manière de se rattacher au monde, de nourrir son esprit et ses émotions en l’absence de liberté. D’autre part, en rendant manifeste l’utilité du musée, de nos métiers et de la transmission, celle de notre Histoire et de savoirs, proches et lointains. »
Kenza-Marie Safraoui, conservatrice du patrimoine en charge des collections contemporaines au palais des ducs de Lorraine – Musée lorrain