On ne peut pas cacher le soleil avec un tamis

12/12/2023

Entretien avec Malek et Dorothée-Myriam Kellou

Propos recueillis par Kenza-Marie Safraoui, conservatrice du patrimoine au Musée lorrain, chargée des collections contemporaines

Malek Kellou est documentariste indépendant. Il a travaillé en Algérie pour l’Office du cinéma avant de s’installer à Nancy et de devenir réalisateur à France Télévisions. Son dernier film, Mange ton orange et tais-toi, est actuellement en cours de réalisation. Il y développe une approche personnelle, pour une part autobiographique, de l’histoire de la colonisation de l’Algérie et de la guerre d’indépendance (1954-1962), en interrogeant ses conséquences actuelles sur notre société. Dorothée-Myriam Kellou est autrice, journaliste et réalisatrice indépendante. Son premier film, À Mansourah, tu nous as séparés[1] fait retour sur l’histoire traumatique de son père, Malek Kellou, et des habitants de son village natal, en Kabylie, pendant la guerre d’Algérie. Elle a réalisé le podcast L’Algérie des camps, enquête à la première personne, pour France Culture [2], afin de documenter l’histoire des camps de regroupement. En 2023, elle a publié un récit intime et personnel, Nancy-Kabylie, aux éditions Grasset [3]. Elle y revient sur l’expérience du déracinement au plus profond de soi et la façon dont on peut se construire sans connaître la totalité de son histoire, en particulier celle de l’Algérie paternelle, recouverte des voiles du silence. Malek et Dorothée-Myriam Kellou, père et fille, nous dévoilent ici, à travers cet entretien, leurs travaux et recherches, irréductibles les uns aux autres et pourtant étroitement liés. Ils nous font part de leurs engagements et de l’impérieuse nécessité de transmettre l’Histoire. Cet objectif fut au coeur de leurs collaborations multiples avec le musée des Beaux-Arts et le Musée lorrain, dévoilées dans cet entretien, nourri d’impressions, d’émotions et de souvenirs.

En 2022, le premier volet des Récits postcoloniaux s’est ouvert au musée des Beaux-Arts en étroite collaboration avec le Musée lorrain. Intitulée Sur les traces du sergent Blandan, cette édition est la première d’une série d’accrochages proposant une relecture historique et critique des collections nancéiennes, notamment au prisme du fait colonial. Cet accrochage inaugural est le fruit d’un travail éminemment collectif, porté par la conservation des musées, une classe de première du lycée Jeanne d’Arc de Nancy et leur professeur d’histoire Etienne Augris, l’historienne de l’art Roselyne Bouvier, ainsi que Malek et Dorothée-Myriam Kellou. Le point de départ fut l’enquête historique menée par les élèves auprès de plusieurs institutions culturelles nancéiennes (musées, archives municipales, bibliothèque Stanislas) pour documenter les traces du passé colonial de la France à Nancy. C’est ainsi que cette classe a sollicité la sortie des réserves du tableau de Théodore Devilly La Mort du sergent Blandan, conservé au musée des Beaux-Arts. Cette redécouverte a débouché sur la préparation de l’exposition Sur les traces du sergent Blandan. Malek Kellou, complice des élèves et de leur professeur, a documenté ce travail dans son film Mange ton orange et tais-toi. Dorothée-Myriam Kellou a également contribué à cette exposition-enquête. Comment Malek et Dorothée-Myriam ont-ils vécu cette expérience au coeur de nos musées?

Dans les coulisses du musée ou l’aventure des Récits postcoloniaux

D’où vient la rencontre avec nos musées?

Malek Kellou: Les musées m’ont donné une force pour surmonter mon face-à-face avec la statue du sergent Blandan. Je l’avais connue, enfant, dans les années 1950, à Boufarik, en Algérie. Puis cette statue est revenue dans ma vie au début des années 1990 lorsque je l’ai retrouvée à Nancy. J’ai décidé d’écrire un film sur mon histoire à partir de cette statue. Il fallait que j’adapte le scénario pour donner à mon oeuvre une dimension historique et artistique, en donnant la parole à d’autres personnes. J’ai d’abord rencontré Etienne Augris, professeur d’histoire au lycée Jeanne d’Arc de Nancy, qui m’a ouvert les portes de sa classe. Avec Etienne, nous savions que le musée des Beaux-Arts conservait le tableau La Mort du sergent Blandan de Théodore Devilly. Je voulais intégrer cette oeuvre dans mon film. C’est alors que les musées m’ont ouvert leur porte à leur tour. Nous avons rencontré la directrice du musée des Beaux-Arts, Susana Gállego Cuesta, pour lui présenter notre projet. Puis nous t’avons rencontrée.

Et c’est ainsi que le lien s’est tissé…  

Malek Kellou: La chance inouïe que j’ai eue, c’est que le musée des Beaux-Arts ait pris l’initiative, avec le Musée lorrain, de sortir des réserves le tableau de Devilly et de lui consacrer une exposition. Nous avons aussi travaillé avec l’historienne de l’art Roselyne Bouvier, qui nous a parlé des orientalismes, en évoquant Théodore Devilly mais aussi d’autres peintres lorrains qui ont séjourné en Algérie ou au Maroc. Je voulais montrer, au-delà de la colonisation, les relations nombreuses qui existaient entre les artistes lorrains et le Maghreb – ce qu’on appelait, à l’époque, l’Orient –. Nous avons partagé, avec les élèves, l’histoire de Victor Prouvé, qui était important pour moi car il a longtemps oeuvré près de Sétif en Algérie. Mon film révèle des attaches très humaines, mais aussi des découvertes artistiques.

La deuxième chose qui compte dans notre travail avec les musées, c’est la dimension pédagogique. J’ai filmé les élèves face au tableau, dans les réserves et dans les salles d’exposition du musée des Beaux-Arts, pour capter leurs réactions et le cheminement de leur réflexion. Nous avons abordé l’oeuvre du point de vue de l’histoire de l’art et de l’histoire, en la réinscrivant dans l’histoire de la colonisation de l’Algérie par la France. Nous avons suivi la préparation de l’exposition et nous l’avons visitée en présence du public. J’ai observé et filmé la réaction des gens. Il est nécessaire de travailler à plusieurs, c’est-à-dire les musées, la bibliothèque Stanislas, les Archives municipales, le lycée, les jeunes… Nous avons abordé l’histoire de la colonisation de manière large, car elle est encore un phénomène que l’on ne veut pas connaître, dont on ne veut pas parler.

“Il faut ouvrir les portes qui restent fermées malgré toutes les difficultés que cela suppose”

Avec les élèves du lycée Jeanne d’Arc et leur professeur Etienne Augris, vous avez confronté différents points de vue sur la colonisation de l’Algérie. En rencontrant plusieurs acteurs sur le sujet, vous avez produit une relecture critique de l’héroïsation du sergent Blandan.

Malek Kellou: Oui. Nous avons rencontré plusieurs spécialistes, jusqu’à l’historienne Jennifer Sessions aux Etats-Unis [4]! Nous avons aussi échangé avec des acteurs de la mémoire du sergent Blandan, comme le colonel Jean-Pierre Arbey, qui a longtemps présidé le groupe de l’Amicale Blandan [5]. Le principe, ce n’était pas seulement de réunir des faits, mais aussi de pouvoir amener de la contradiction et de créer du débat, entre spécialistes, témoins, personnes ordinaires. C’est ce patchwork qui a donné naissance au film. Lorsque nous en avons diffusé une première version au musée des Beaux-Arts, en juillet 2023, la plupart des intervenants étaient là. Ce qui m’intéressait le plus, c’était la réaction des élèves devant le film.  Un des élèves est venu me voir après la projection pour me dire: “Ah, enfin pour une fois, ils nous prennent au sérieux!”. Les jeunes étaient ravis de ce travail commun.

Passer par cette nouvelle génération a permis d’ouvrir un dialogue sur la colonisation. Si certaines franges de la société n’ont pas envie d’évoquer ces faits, les jeunes, eux, en ont envie voire besoin.

Malek Kellou: Le point de départ du film, c’est un double regard. Le mien: celui d’un homme, algérien, français, qui est toujours colonisé en quelque sorte. Et celui des élèves, qui ne connaissaient ni la guerre d’Algérie, ni la colonisation de ce pays au XIXe siècle, ni le Maghreb, ni l’arabe, ni le kabyle, ni l’Islam, ni rien! Le tournage fut aussi pour eux un espace de prise de parole, de circulations. Leurs questions étaient vives et passionnantes car elles étaient dénuées de préjugés. Je me souviens d’une fois où je leur ai raconté le destin de la statue de Blandan et ils m’ont répondu: “Merci Malek, tu nous rappelles les conteurs de là-bas!”. J’ai laissé cette spontanéité envahir le film. Les élèves sont un relais pour permettre à mon oeuvre de communiquer avec un large public. Au cours de ma vie, j’ai vécu et des joies et des périodes très difficiles. Enfant, je fus directement touché par la guerre d’Algérie. Ce film m’a donné l’opportunité de restituer mon histoire et d’y retrouver ma place.

Des réticences, des vents contraires s’élèvent-ils contre toi, Malek, pour t’empêcher de transmettre cette histoire?

Malek Kellou: Oui. Et ces réticences s’expriment d’abord par la frilosité des financements. Des gens me mettent également en garde contre un sujet dit “clivant”.

C’est un bon sujet si on le considère comme clivant!

Malek Kellou: Un film qui n’est pas clivant n’est pas un film intéressant. Il y a une très belle expression au Maghreb: “On ne peut pas cacher le soleil avec un tamis” (خبي الشمس بالغربال). Derrière cette expression imagée se cache une grande douleur, celle de mon peuple qui n’a pas réussi à garder son pays.

Créer de nouveaux récits et entendre de nouvelles voix sur l’histoire de l’Algérie

Dorothée, tu as aussi participé à ce travail collectif. Pour l’exposition Sur les traces du sergent Blandan, nous t’avons commandé une vidéo dans laquelle tu reviens sur la quête mémorielle de ton père, Malek, et sur l’articulation entre son travail et le tien.

Dorothée-Myriam Kellou: Oui. Ce qui était intéressant, c’est que j’avais des images que je n’avais pas pu intégrer à mon film À Mansourah, tu nous as séparés, que j’avais aimées et qui me travaillaient. L’exposition m’a permis d’utiliser ces images. J’ai pu produire, à cette occasion, une oeuvre séparée, néanmoins née du prolongement de mon film. Depuis plusieurs années, je travaille une matière historique, mémorielle et personnelle sous différentes formes: mon film, mon podcast L’Algérie des camps, et aujourd’hui, mon livre, Nancy-Kabylie, l’exposition au musée des Beaux-Arts… Le principe, c’est d’occuper des espaces divers pour créer une conversation autour de ces sujets, coloniaux et postcoloniaux. Nous avons la chance d’avoir accès à de nombreux médias, il ne faut pas se limiter! Le musée représente l’une de ces voies d’expression dont on peut se saisir. Tout cela a créé des réseaux et des résonances.

Dorothée, peux-tu nous décrire la constellation de ton travail? Tu es écrivaine, journaliste, documentariste…

Dorothée-Myriam Kellou: Je dirais que c’est infini! À partir d’un scénario de mon père, Lettre à mes filles, qu’il nous a transmis avec ma soeur lorsque nous étions adolescentes, j’ai entamé un travail de recherche en histoire aux Etats-Unis, à l’université de Georgetown, à Washington. Mon film À Mansourah, tu nous as séparés est né de cette recherche. Comme ce film ne pouvait pas tout contenir, j’ai écrit le podcast L’Algérie des camps pour France Culture, qui décrit l’histoire des camps de regroupement en Algérie pendant la guerre. Comme ce podcast ne permettait pas de raconter ces recherches de manière intime, j’ai écrit un livre, Nancy-Kabylie, tout juste paru aux éditions Grasset. Il me fallait dire tout ce que cette quête avait bouleversé en moi. Ensuite, la rencontre avec vos musées m’a permis de remettre en perspective tout cela et de m’adresser à d’autres publics. En parallèle, le film de mon père se construit. Et de nouveaux projets sont nés à vos côtés: le podcast Guerre d’Algérie à Nancy. Mémoires indépendantistes avec des étudiants de l’ICN-Artem [6] une commande artistique à venir sur la statue du sergent Blandan… Ce sont les effets vertueux d’un travail collectif! On ne peut pas produire tout cela de manière isolée, il nous faut ces synergies. C’est quand même pas mal! On abat des frontières: avec le musée, qui peut paraître parfois inaccessible, avec l’art, avec le cinéma. Nous faisons circuler la connaissance et nous en parlons. L’important, c’est de fédérer. D’ailleurs, il y a un point que nous n’avons sans doute pas assez développé: la fête! Pour partager le savoir avec le maximum de personnes concernées, nous devrions privilégier davantage la célébration et créer ainsi une dynamique citoyenne.

Le plus important, c’est de produire l’effort de la transmission.

Malek Kellou: Je souhaite absolument terminer mon film car il est avant tout destiné aux jeunes générations. J’y parle aussi de la Lorraine. J’y soulève certains préjugés… Je ne m’attache pas seulement aux grandes batailles de la colonisation ou aux grandes dates de la guerre d’Algérie, j’évoque aussi la vie quotidienne et les gens de peu. J’y parle un peu de moi, de mon enfance à Boufarik en Algérie… Forcément. De la colonisation au XIXe siècle, a découlé la guerre, un siècle plus tard. Je souhaite expliquer cela et faire circuler mon film dans les écoles, les collèges et les lycées. Ainsi, je voudrais livrer quelques clés de compréhension et rapprocher les peuples algérien et français. C’est du rapport à l’Autre qu’il faut parler aujourd’hui.

Dorothée-Myriam Kellou: Nous sommes tous en quête! En quête de notre histoire.

 

Ecrire l’Histoire par l’intime

Dorothée, en quoi consiste ton livre Nancy-Kabylie?

Dorothée-Myriam Kellou: Le point de départ, c’est la statue du sergent Blandan et les souvenirs de mon père. Je suis également partie de mon enfance à Nancy où j’ai grandi sans mon histoire algérienne, sans cette langue, cette culture, cette mémoire. Mon livre pose la question de l’effacement et de la façon dont on se construit avec lui. L’effacement n’est pas seulement un fait intime: c’est un fait politique. Documenter cette histoire, individuelle et collective, c’est aller contre cet effacement. Je voulais me réapproprier une mémoire non transmise. Et ainsi, renverser les points de vue sur l’Histoire en proposant un autre regard. En effet, le discours majoritaire dans la société française ne tient pas compte du parcours des immigrés algériens des années 1960 car ces derniers ont très peu raconté leur histoire. Ils ont donné naissance à des enfants qui savent peu et qui, aujourd’hui, vivent un malaise sans doute lié à ce manque de transmission. J’ai voulu répondre à ce manque et à un sentiment de dissonance. Ce que l’on peut entendre dans la sphère médiatique ne correspond pas à notre ressenti. Cela nous heurte, sans que l’on puisse formuler pourquoi. Savoir raconter, c’est savoir se situer et gagner en puissance afin d’échapper à la confusion des mémoires. Il s’agit de trouver sa place dans l’Histoire à partir de mémoires différentes. C’est à la fois une démarche personnelle, collective et politique. Nous n’avons pas le choix! C’est douloureux et déstabilisant de se confronter aux violences coloniales, qui interrogent les fondements de notre société française. Plus cette démarche sera accompagnée par les institutions, mieux cela sera. Pour l’instant, elle relève encore d’un acte de résistance, qui exige de nombreux sacrifices de soi. D’où l’importance de travaux collectifs comme les nôtres. De plus, nous semblons aller vers une période où les portes s’ouvrent de plus en plus sur ces sujets…

Nous ne sommes qu’au début d’un long processus de…

Malek Kellou: de dégel!

De dégel, oui! Pensez-vous que les musées sont légitimes à investir ces sujets? Ce ne sont pas des lieux neutres du point de vue de l’histoire coloniale…

Dorothée-Myriam Kellou: Oui, c’est vrai.

Les musées face à l’histoire coloniale

Les musées sont considérés par certains comme des lieux apolitiques. Quel est votre point de vue sur cette question?

Malek Kellou: Je pense que c’est un faux-débat. Il n’y a que les historiens qui peuvent nous sauver. Ils connaissent les faits, ils les approfondissent, ils les écrivent. L’espace des scientifiques me semble être le meilleur, à partir duquel ouvrir un débat public. De nombreux historiens sont spécialistes de l’histoire coloniale et postcoloniale de l’Algérie, ici en France, mais il y a aussi beaucoup d’universitaires algériens qui se confrontent au sujet. C’est rassurant de voir ces diverses personnes qui partagent une vision de l’Histoire et peut-être même de l’avenir.

Dorothée-Myriam Kellou: Nous sommes tous appelés à prendre des positions, les musées ne font pas exception. J’aime beaucoup les historiens, leur travail est indispensable. Mais je pense que la part sensible, artistique, intime de l’Histoire est tout aussi importante. Elle permet de toucher à l’émotion et de mettre les humains en mouvement. C’est aussi pour cette raison que j’ai eu envie d’écrire. Cela soulève la question de la légitimité, car l’on se dit toujours que le savant sera davantage entendu et respecté… Pour notre génération néanmoins, le sensible, l’artistique et l’intime priment car ils constituent des points d’entrée qui permettent, ensuite, d’apprendre et d’agir.

Les musées ont précisément ce pouvoir de mêler les subjectivités: celle des artistes, des oeuvres, des visiteurs… pour susciter des questionnements et des émotions. Ils conjugueraient objectivité et subjectivité, en mêlant ces deux points de vue.

Malek Kellou: Pour ma part, je continue à donner l’avantage aux historiens et à l’examen des archives. Je me souviens du récit, circonstancié et documenté, que l’historienne Jennifer Sessions a fait des enfumades pendant la guerre de conquête de l’Algérie au XIXe siècle [7]. Elle donne ainsi accès à une vérité sans détours.

Dorothée-Myriam Kellou: J’ai interviewé l’historien américain Todd Shepard pour le journal Le Monde [8]. Il dit que les Français et les Algériens, dans leur manière d’écrire l’Histoire, sont encore bloqués dans le paradigme de la preuve. Comme si le récit historique reconstituait l’espace d’un tribunal. Lui, qui travaille aux Etats-Unis, réfléchit autrement, peut-être avec davantage de liberté. Des faits ont été intégrés. Par exemple, on n’a plus besoin de prouver l’usage de la torture pendant la guerre d’Algérie. J’ai le sentiment que le travail de notre génération consiste plutôt à nous interroger sur cet héritage. Qu’en fait-on? Comment vit-on avec? Comment le transforme-t-on? Nous ressentons le besoin d’interroger les responsabilités de la génération qui nous précède. Dans ton film, ce qui m’a touchée, ce sont les réactions des individus face à l’Histoire. Ce sont les émotions des différents intervenants qui m’ont marquée dans tes images.

Malek Kellou: Ma génération a peu examiné, questionné cette part de l’intime et de l’émotion. Je me souviens que lorsque j’interrogeais ma mère sur l’histoire de notre peuple ou de notre famille, elle me répondait: “Je ne sais pas”.

Dorothée-Myriam Kellou: L’effacement est ancien. Il s’étend à plusieurs générations.

Malek Kellou: Je manquais d’éléments sur mon histoire, brouillée par un traumatisme. Par ailleurs, j’ai reçu un enseignement français à l’école. Je naviguais entre un récit très limpide, transmis à l’école mais qui ne me concernait pas, et les parts d’ombre, manquantes, de mon récit familial.

Dorothée-Myriam Kellou: Tu étais pris entre une clarté d’un côté, et de l’autre, une sensation de vide.

Le destin d’une statue: Blandan, de Boufarik à Nancy

Comment votre relation à l’histoire du sergent Blandan a-t-elle évolué ?

Malek Kellou: Enfant, je passais devant la statue du sergent Blandan, à Boufarik, sans connaître ce personnage. J’ai vu pour la première fois ce monument quand j’avais dix ans et ce fut traumatisant: voir surgir cette silhouette imposante dans un tourbillon de sable… Je me demandais de quoi il s’agissait. Ma mère, qui m’accompagnait, m’a répondu: “Mange ton orange et tais-toi”. Plus tard j’ai relu, à travers le sergent Blandan, l’histoire de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie. J’ai remis en lumière des faits qui demeuraient obscurs dans mon esprit. Et ce n’est pas fini! J’ai également essayé de qualifier mon double rapport à la France: ce pays qui est, pour moi, à la fois la République et la terre des droits de l’Homme, mais aussi l’incarnation de la guerre, de la répression, de la violence en Algérie. Avec mon film, je défais les noeuds qui existaient en moi.

Dorothée-Myriam Kellou: La statue de Blandan ne me met pas très à l’aise car je connais l’histoire qu’elle recouvre. J’ai récemment découvert dans une archive que le sergent Blandan faisait en réalité un mètre cinquante-neuf, il était tout petit! Elle est quand même grande, cette statue, par rapport à ce petit homme! Je suis plutôt hantée par l’histoire que cette statue incarne. Je m’inquiète aussi de la tournure que les débats sur la colonisation prennent dans l’actualité. Cela rend d’autant plus important notre travail. Cela serait formidable si toutes les statues coloniales que l’on voit dans l’espace public français permettaient, aujourd’hui, de recueillir les récits des personnes concernées par ce passé. Ecrire l’Histoire à partir de ces contre-points de vue, cela serait très enrichissant.

Les musées d’histoire pourraient collecter ces récits…

Dorothée-Myriam Kellou: Oui, et nous pourrions créer des installations sonores… il y a énormément de choses à inventer.

Malek Kellou: Oui!

Qu’imaginez-vous pour le futur?

Malek Kellou: Finir le film! Et, après Nancy, le présenter à Alger.

Dorothée-Myriam Kellou: Intervenir de manière artistique sur la statue du sergent Blandan!

 

[1] Film réalisé par Dorothée-Myriam Kellou en 2019 : https://lesfilmsdubilboquet.fr/a-mansourah-tu-nous-as-separes/

[2] Podcast à découvrir ici : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-l-algerie-des-camps

[3] https://www.grasset.fr/livre/nancy-kabylie-9782246828747/

[4] Le profil de cette enseignante-chercheuse américaine est disponible ici : https://history.virginia.edu/people/profile/jes4fx

[5] Créé autour de 1900, ce groupe réunissait les anciens du 26e régiment d’infanterie, rebaptisé du nom de Blandan car le sergent appartenait à cette unité.

[6] Ce podcast est le fruit d’un partenariat entre l’ICN-Artem, la Ville de Nancy et le Département de Meurthe-et-Moselle. Il a été produit dans le cadre de la programmation scientifique et culturelle L’Autre, l’étranger. 1942-1962 portée par les deux collectivités.

[7] Les enfumades furent une technique utilisée par le corps expéditionnaire français pendant la conquête de l’Algérie au XIXe siècle. Elles consistaient à regrouper des populations civiles dans des grottes avant de les y enfermer et d’y mettre le feu. Ce véritable crime de guerre visait à réduire à néant la résistance des autochtones à la domination coloniale française.

[8] https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/01/guerre-d-algerie-ce-n-est-pas-le-propre-des-historiens-d-etre-porte-parole-de-verites-deja-etablies_6197659_3232.html