Un stagiaire face à l'obscurité du fonds d'atelier d'une artiste contemporaine: l'inscription d'une mémoire incandescente

16/07/2025

Nathan Lignereux en réserve, inventoriant et récolant l’œuvre picturale de Hyuro "Cette fine ligne" (2017, huile sur toile, 61 x 61 cm, Nancy, musée des Beaux-Arts, INV. 2024.10.143), photomontage numérique © Nathan Lignereux, 2025

par Nathan Lignereux, étudiant stagiaire au service de documentation du musée des Beaux-Arts de Nancy

Le stage est une période cruciale pour l’étudiant.e, à la découverte de corps de métiers divers et variés. Pour tenter d’effacer cette brume épaisse qui enveloppe les métiers « en coulisse » d’un musée, j’ai eu la possibilité d’effectuer un stage au musée des Beaux-Arts de Nancy.

Étudiant dirigé vers sa troisième année à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en Licence Histoire de l’art et Archéologie, j’ai réalisé mon stage aux côtés de Michèle Leinen, documentaliste et chargée de collection des arts graphiques. 

En vue d’une exposition qui se tiendra en 2027, la mission qui m’a été proposée a porté sur l’inventaire et le récolement d’une partie d’un fonds d’atelier d’une artiste argentine connue pour ses réalisations murales en Amérique du Sud et l’Europe, Tamara Djurovic (Buenos Aires, 1974 – Valence, 2020). Cette artiste, plus connue sous le pseudonyme de Hyuro, a immédiatement stimulé ma curiosité : ses productions graphiques et picturales m’ont manifestement troublé. Ces œuvres ont été acquises récemment par le musée sur les conseils d’Escif, artiste urbain, ami et « mentor » de Hyuro, tous deux installés à Valence en Espagne. Épousant alors mes racines lorraines et nancéiennes, et offrant la possibilité de travailler dans ce lieu que je fréquente depuis toujours, je perçois ce stage comme une expérience fertile et enrichissante. Aurais-je finalement une réponse à la question : que se passe-t-il réellement derrière ces murs recouverts de toiles ?

Récoler au musée ? Un acte primaire, mémoriel et intégral.

Une œuvre d’art ne prend pas place dans les salles du musée aussi facilement. Tout d’abord, il y a la procédure d’acquisition, qui vise à détailler l’intérêt de ce fonds auprès de la Commission scientifique régionale des collections des musées de France. Je découvre le dossier d’acquisition rédigé par Susana Gállego Cuesta, directrice du musée, qui explicite l’utilité intrinsèque de l’ensemble du fonds Hyuro à intégrer aux collections. De ce fait, cet ensemble est déterminant puisqu’il contribue à l'effort d’étoffement des fonds d’arts graphiques contemporains avec de nouveaux médiums, issus de l’art urbain, et dans une volonté d’inclure les artistes femmes dans les collections publiques françaises. Ce n’est pas sans rappeler le vif intérêt de la ville de Nancy pour l’art urbain, qui travaille à sa valorisation pérenne par le biais d'ADN - Art Dans Nancy.

Je commence ma mission par l’inventaire, soit l’inscription des biens dans la collection du musée sur un registre infalsifiable. Dans notre cas, le logiciel « Micromusée » est utilisé - comme pour un grand nombre d’institutions culturelles en France -, pour la gestion des collections. Les objets d’art sont identifiés par un numéro d’inventaire, généralement signifié sur les cartels par « INV. », suivi d’une série de numéros. Le numéro d’inventaire est unique et définitif pour chaque œuvre et permet de l’identifier de façon claire, précise et légale, afin de lui créer une identité propre. Prenons le cas d’une toile roulée que je dois inventorier, je la marque au crayon « INV. 2024.10.56 ». C’est-à-dire que désormais, cette œuvre sera identifiée par un numéro composé en premier lieu d’un millésime correspondant à l’année d’acquisition (« 2024 »), suivi du numéro du lot entré au musée durant cette année (le dixième donc « 10 »), pour finir sur la place du bien au sein de ce lot (le 56e sur 143 items donc « 56 »).

La spécificité du fonds Hyuro est l’absence récurrente de titres sur les œuvres. Alors, nous désignons et identifions les dessins de Hyuro par leur technique et leurs inscriptions visibles à première vue et nous tentons ainsi de nommer ces biens par des éléments descriptifs tout en attribuant une datation plus ou moins certaine. Cette tâche est réalisée aux côtés de Michèle Leinen, de Florence Portallegri, responsable de la régie des œuvres, et des agents techniques du musée afin de garantir la bonne tenue de la mise à l’inventaire, la véracité des données retenues et l’accrochage progressif des objets inventoriés en réserve.

Pour ce fonds d’atelier aussi particulier, mon stage réunit la mission d’inventaire, précédemment expliquée, ainsi que le récolement. Du latin recolere pouvant se traduire par « passer en revue » ou « repasser dans son esprit », le récolement est une opération de contrôle et de vérification de l’intégrité d’une œuvre d’art, attestant sa localisation et son état, autant pour les biens présents en salle que pour ceux protégés en réserve. On réalise un constat d’état à l’œil nu, pour signifier l’état présent de l’objet d’art et pour s’assurer de sa sécurité matérielle. Cette étape permet de reconnaître et de remarquer sa qualité pour sa présentation à venir. Ainsi, cet acte caché du public est fondamental pour la présentation muséale ainsi que pour la sauvegarde pérenne des créations d’un.e artiste et pour faire comprendre au mieux son esprit.

Inventorier e(s)t rechercher : saisir la vision poétique de Hyuro sur nos travers.

En tant que stagiaire de 20 ans, aspiré et inspiré par les productions artistiques du XIXe, du XXe et du XXIe siècle, je me rends compte au cours de cette mission du paradoxe qu’un musée peut représenter de prime abord. Au lieu d’une institution « rigide » fixée sur la conservation des collections, je trouve un musée ouvert concentré sur la communication et le partage. Se défaisant de cette étiquette stricte « beaux-arts », il s’engage pour une patrimonialisation culturelle nouvelle et nécessaire de l’art actuel international, faisant écho à nos propres réalités vécues et ressenties. Au cours de ce travail, m’apparaît Hyuro, une artiste engagée revendiquant le droit des femmes à disposer de leur corps, qui exalte notre âme par ses fresques monumentales impactant un large public et nous insuffle vie par cette expression vitale. Nous sommes rendu.es actif.ves par cette confrontation visuelle où la toile, que Hyuro pensait comme objet introspectif, est transcendée par le milieu urbain, alors objet de rapprochement avec la « réalité scandaleuse ». Dès lors, nous percevons la contamination du système capitaliste et patriarcal dans lequel la femme est sans cesse tentée de se retirer sous l’empreinte dominante de l’horizon masculin.

Récoler n’est pas que vérifier, c’est aussi rechercher et partager, notamment lorsque je fais face, à mon arrivée, au manque cruel d’information et de documentation sur ce travail signé « HYURO ». Tamara Djurovic préserve son anonymat et se manifeste rarement devant les caméras et interviews - « son intégrité comme seconde peau » - par modestie et humilité. Son acte créateur, métaphorique et délicat, semble être le produit d’un processus naturel et méditatif, formant toute sa puissance éloquente.


Dans une filiation figurative traditionnelle, avec ses figures féminines décontextualisées, leur visage dissimulé voire amputé devenant de ce fait des organismes acéphales, Hyuro nous soumet une histoire alternative du corps, tout en bouleversant nos propres régimes visuels.

Les circonstances particulières s’accumulent lors de ce travail : une artiste urbaine, peu documentée, rarement citée et, qui plus est, incarnée au musée par la moitié de son fonds d’atelier… Une grande complexité ! Pour autant, j’ai rapidement considéré ce fonds tel le trésor intimiste absolu de l’artiste, moi-même perpétuellement attiré par le non-connu. Tamara Djurovic, encline à s’effacer au profit de son geste créateur, se révèle d’une tout autre manière lorsque je me retrouve seul en réserve, en face de ses œuvres. J’intègre son travail, tente de le digérer, tandis qu’en même temps je le marque au crayon graphite, que je désigne, mesure et constate.

Lorsque je sors de la réserve peintures du musée et que je monte au centre de documentation pour finaliser les dernières entrées du récolement sur la base de données, je passe à l’offensive pour continuer la recherche en rapport avec ce fonds si mystérieux. De cela naît le « dossier documentaire » ou « dossier d’œuvre », avec comme objectif premier de réunir dans un même endroit l’ensemble des informations fiables et pertinentes sur une œuvre d’art ou un ensemble réalisé par un.e artiste. Cela permet de rendre compte de sa valeur administrative, scientifique, matérielle ou encore technique. Par exemple, il est possible d’y retrouver une bibliographie, des articles consacrés aux œuvres du fonds - tout en gardant un esprit critique sur la véracité énoncée -, des œuvres de comparaison, les expositions antérieures et actuelles auxquelles l’artiste a participé ou encore des correspondances avec d’autres documents favorisant la compréhension et la mise en valeur de l'auteur.e.

Hyuro était une artiste qui faisait naître de sa main un paradoxe total, entre douceur et violence métaphorique de nos réalités contemporaines, fruit d’une critique sociétale criante d’humanité par son message symbolique. Une artiste sensible, donc, soumettant à nos yeux les contraintes métamorphes environnantes, allant du sexisme à la marginalisation des femmes, tout en repensant la réification de ces corps dans les arts. Pour conclure en sa propre émancipation par la matière plastique, Hyuro cherchait à réconcilier la chair et l’âme en parlant directement avec la rue. 

Étant intimement absorbé par le surréalisme et voulant en faire ma spécialité pour ma future carrière d’historien de l’art, je capte en Hyuro une certaine sensibilité onirique à partir des propriétés excitatives qu’elle dépeint, ébranlant notre propre perception des espaces urbain et intime. Par conséquent, Hyuro propose cette fameuse conciliation entre deux forces antithétiques : l’action par la violence, dans la profondeur de l’encre de Chine, et le  repos, par la douceur des contours, de sa palette chromatique ou encore de la transparence de l’aquarelle, rendant sa singularité poétique remarquable.

La naissance d’un nouveau regard, la sauvegarde comme nouveau devoir

J’ai découvert Hyuro bien trop tard, ce qui me pousse d’autant plus à poursuivre la voie de la recherche. En évoquant l’acte de récolement - assez mal connu – et sa primauté dans la conservation des œuvres d’art, naît en moi une véritable conscience d’un devoir de sauvegarde de nos sociétés actuelles, aidée par ce contact matériel, intellectuel et privé des œuvres de Hyuro prochainement exposées, pour en impacter les générations prochaines.

Notamment reconnue pour sa pratique murale et présente lors d’événements et de festivals, Hyuro incarne la manière dont un musée de France réfléchit à sa propre méthode de valorisation et de préservation de l’art urbain, longtemps écarté des institutions. De plus, j’ai découvert lors de cette mission l’étroite relation qu’avaient ces dessins et peintures avec sa production murale, ce qui est d’une grande aide pour comprendre sa pratique.

 

Ainsi, l’inventaire n’est pas une simple numérotation réglementaire ou le marquage anodin d’un objet d’art dans une collection. C’est un premier baiser avec l’œuvre d’art. La mission qu’on m’a proposé a ainsi entretenu mes désirs de m’engager pour la conservation en général, mais aussi, en écho à l’inquiétude d’Escif et de ses proches face à la potentielle disparition de son fonds, pour la pérennisation de sa mémoire.

Hyuro a réussi à m’interroger sur ma vision du monde, m’emmenant en un regard vers sa propre réalité, appliquée à notre ville, à notre région et à notre pays et qui, je l’espère, touchera votre intimité pour en dévoiler les travers.